La France à l’heure des exils
Les deux dernières figures à entrer au Panthéon sont Joséphine Baker et Missak Manouchian. Les deux symbolisent l’apport des étrangers au combat contre le nazisme : dans la Résistance extérieure pour la première, au sein de la Résistance intérieure pour le second.
De même les 80 ans des débarquements, de la Libération et de la victoire permettent de rappeler que, durant l’année 1944, la libération de la France comme la reconstruction de la République ont été largement préparées en dehors des frontières françaises.
Bienvenue dans cette exposition virtuelle où les archives du Service Historique de la Défense permettent de dévoiler, à travers tous ces visages et ces parcours d’hommes et de femmes, combien l’exil est une clé de compréhension essentielle pour s’intéresser aux combats de celles et ceux qui se sont engagés pour libérer le pays.
La nationalité, un enjeu au cœur de la défaite et de la résistance pionnière
L’exil est un phénomène de masse en Europe dans les années 1930 : Juifs et opposants venus d’Europe centrale ou orientale fuyant la montée du nazisme, Russes échappant à la répression stalinienne, républicains espagnols contraints à la Retirada suite à la victoire franquiste, etc. S’engager dans les armées françaises est aussi pour ces hommes un moyen de sortir des camps d’internement où ils ont été regroupés.
Le fait que des soldats étrangers servent dans les armées françaises n’est pas nouveau. Outre ceux qui rejoignent la Légion Etrangère à la déclaration de guerre en 1939, d’autres unités voient le jour : surnommés les « régiments ficelle » en raison de leur manque d’armement et d’équipement, les 21e, 22e et 23e régiments de marche de volontaires étrangers (RMVE) sont formés dans le sud de la France.
Aux côtés de ces soldats étrangers sous uniforme français, existent des unités étrangères sous commandement français. Ayant fui l’occupation ou l’annexion de leurs pays par le Reich, Polonais et Tchécoslovaques recréent en janvier 1940 des unités polonaises et tchécoslovaques sur le sol d’une France qui a pourtant échoué à remplir la promesse de protéger ces nations recréées après le premier conflit mondial.
Soldats polonais à Saint-Renan avant leur départ pour Narvick, en Norvège. Cote : SHD DE 2007 ZC 18 4102. Avril 1940 (Fonds du comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale).
Cette carte illustre l’étendue des activités du réseau polonais F2, implanté à Paris, Marseille, Vichy, Toulon, Lyon et Nice.
Il fut créé à Toulouse, où se trouvait un centre de démobilisation de militaires polonais ayant servi dans l’armée polonaise en France qui parvinrent à échapper à la captivité. D’abord réseau d’évasion par l’Espagne, il se consacra rapidement au renseignement militaire, en particulier en matière d’aviation, sur l’initiative des commandants Vincent Zarembeski (premier chef du réseau) et Ptak-Slowikowski et du capitaine Czerniawski (alias Armand).
Subordonné au 2e bureau de l’état-major polonais réfugié à Londres et financé par l’Intelligence Service britannique, F2 fut homologué en 1946 pour la période du 1er juillet 1940 au 30 septembre 1944 (SHD, GR 17P 129). Il compta au total 2 511 agents, dont 559 occasionnels (P0) , 1133 P1 (agents permanents du réseau continuant à entretenir une activité personnelle) et 819 P2 (agents entièrement passés dans la clandestinité et rémunérés à ce titre) ; les pertes s’élevèrent à 60 décédés et 21 disparus.
D’après Guillaume Pollack (L'Armée du silence, histoire des réseaux de résistance en France, éd Tallandier/ Ministère des Armées, 2022), les réseaux des services polonais comptaient 2 726 hommes, dont 638 agents P0, 854 agents P1 et pas moins de 854 agents P2.
Sans égaler les réseaux belges (3 028 hommes), les réseaux polonais étaient donc bien plus fournis que les tchèques (Ryback-Rossi, 105 agents) et les hollandais (Dutch-Paris, 150). L’ensemble des agents des services de renseignement en provenance de l’étranger (y compris BCRA, IS et SOE, OSS) atteignait 83 081 agents.
Pilotes français et polonais devant un Morane-Saulnier MS 406 (SHD, AI 6 FI B 80/1209).
Morane-Saulnier MS 406 aux couleurs polonaises à Lyon-Bron, mars 1940
SHD, AI 6 FI B 87/1077
Le général Sikorsky, chef du gouvernement et de l’armée polonaise en exil
La défaite française de juin 1940 fait de la nationalité un enjeu de guerre. Violemment xénophobe dans son discours comme dans son programme politique, le régime de Vichy transforme dès l’été 1940 l’octroi ou le retrait de la nationalité française en moyen de répression contre ceux qui sont perçus comme des obstacles à la Révolution Nationale (Juifs, franc-maçons, étrangers récemment naturalisés, opposants politiques).
Parmi les mesures prises par les dirigeants pétainistes de leur propre initiative, plusieurs concernent en effet la nationalité : celle-ci devient un instrument pour le nouveau régime servant à lutter contre ceux qu’ils assimilent à des ennemis intérieurs et extérieurs. Les lois du 16 juillet, du 22 juillet et du 10 septembre 1940 constituent des ruptures majeures avec le cadre démocratique : les naturalisations prononcées depuis 1927 peuvent être remises en cause de manière rétroactive, la déchéance de nationalité est facilitée et son cadre élargi ; la confiscation des biens de celui ou celle qui perd sa nationalité est actée. Comme le dit l’historienne Claire Zalc, « la nationalité française est mise sous condition d’allégeance à la politique de Vichy ».
Ainsi le général de Gaulle est déchu de sa nationalité française le 8 décembre 1940 et, faute de pouvoir s’en prendre à lui, c’est à sa famille restée en France que les autorités pétainistes s’en prennent comme en témoigne la lettre que lui adresse sa nièce Geneviève, future résistante.
Lettre de Geneviève de Gaulle
La question de la nationalité se pose avec déchirement dans certaines régions suite à la défaite de 1940. Dans l’Alsace et la Moselle annexées par le Reich, les habitants de ces régions deviennent des ressortissants allemands, ce qui implique à partir de 1942 d’être mobilisés dans les armées du Reich. C’est ce que refuse un jeune Mosellan du nom d’Achille Müller qui, pour conserver la nationalité française, entame un grand périple pour rejoindre les forces Françaises Libres :
Témoignage du colonel Achille Müller, ancien parachutiste du 4e Special Air Service (SAS), enregistré à Pau le 30 mars 2022, par la division des témoignages oraux du SHD.
Né le 1er janvier 1925 à Forbach, Achille Müller fuit la Moselle le 14 juillet 1942 pour rejoindre les Français libres du général de Gaulle. Il se ralliera aux FFL à Gibraltar, le 10 février 1943 puis rejoindra le Royaume-Uni. Après une formation au camp de Camberley, il sera parachuté en Bretagne le 5 août 1944 lors de l’opération DINGSON (Libération de Quimper et Vannes).
Dans cet extrait de son témoignage enregistré à Pau le 30 mars 2022, il évoque successivement ses origines familiales, le service militaire de son père dans l’armée allemande, le patriotisme des Lorrains et son refus de servir le IIIe Reich, son départ de Forbach, son arrivée à Gravelotte, la compromission d’un garde-frontière allemand, l’aide de gendarmes français pour rallier Lyon, et sa traversée du Doubs.
Face à ces menaces, certains étrangers basculent dans la clandestinité et apportent à la Résistance une aide précieuse dès ses débuts balbutiants.
Ce passage à la clandestinité se fait parfois de façon collective, avec des liens noués dès avant la guerre. Ainsi, dans le château de Fouges près d’Uzès (Gard), se regroupent en décembre 1940 dix-sept mathématiciens polonais qui composent le « PC Cadix ». Parmi eux se trouvent Marian Rejewski, Henryk Zygalski et Jerzy Rozycki. Dès le début des années 1930, ces esprits brillants sont parvenus à décrypter les messages chiffrés par la machine allemande de cryptage Enigma. Ayant travaillé d’abord avec des officiers français, c’est vers le Royaume-Uni qu’ils se tournent pour transmettre aux services polonais en exil non seulement le contenu des 13 000 messages ennemis qu’ils interceptent mais aussi une méthodologie permettant aux Alliés d’obtenir un avantage décisif en matière de déchiffrement.
Au même moment, à Nice (Alpes-Maritimes), Albert Kohan (1886-1943) renonce à la fortune et à la notabilité qu’il avait acquises dans son pays d’adoption.
SHD, GR 28 P 4 210/41
Né en Russie, engagé dans l’armée belge en 1914, ses succès financiers le mènent en Suisse, au Royaume-Uni et en Yougoslavie. Installé sur la Côte d’Azur, il met sa fortune et ses contacts au service du mouvement de résistance Libération tout juste naissant.